Le roman, belles pages
Courts extraits d'œuvres classiques, dans différents registres
Installation
Ce sont les lapins qui ont été étonnés... Depuis si longtemps qu’ils voyaient la porte du moulin fermée, les murs et la plate-forme envahis par les herbes, ils avaient fini par croire que la race des meuniers était éteinte, et, trouvant la place bonne, ils en avaient fait quelque chose comme un quartier général, un centre d’opérations stratégiques : le moulin de Jemmapes des lapins... La nuit de mon arrivée, il y en avait bien, sans mentir, une vingtaine assis en rond sur la plate-forme, en train de se chauffer les pattes à un rayon de lune... Le temps d’entrouvrir une lucarne, frrt ! voilà le bivouac en déroute, et tous ces petits derrières blancs qui détalent, la queue en l’air, dans le fourré. J’espère bien qu’ils reviendront. Quelqu'un de très étonné aussi, en me voyant, c’est le locataire du premier, un vieux hibou sinistre, à tête de penseur, qui habite le moulin depuis plus de vingt ans. Je l’ai trouvé dans la chambre du haut, immobile et droit sur l’arbre de couche, au milieu des plâtras, des tuiles tombées. Il m’a regardé un moment avec son œil rond ; Puis, tout effaré de ne pas me reconnaitre, il s’est mis à faire : « Hou ! hou ! » et à secouer péniblement ses ailes grises de poussière ; ces diables de penseurs ! ça ne se brosse jamais... N’importe ! tel qu’il est, avec ses yeux clignotants et sa mine renfrognée, ce locataire silencieux me plaît encore mieux qu’un autre, et je me suis empressé de lui renouveler son bail. Il garde comme dans le passé tout le haut du moulin avec une entrée par le toit, moi je me réserve la pièce du bas, une petite pièce blanchie à la chaux, basse et voutée comme un réfectoire de couvent. C’est de là que je vous écris, ma porte grande ouverte, au bon soleil. [...]
Lettres de mon moulin- Alphonse Daudet (1869)

Le Bachelier
Je passe mes journées dans ma chambre. Mon père exige de moi que j’abatte un devoir grec ou latin, tous les jours.
Voilà à quoi j’occupe mon temps, moi, l’échappé de barricades.
Est-ce pour me châtier ? Est-ce une farce de bourreau ?
Quand j’ai latinassé, je suis libre – libre de regarder le quai.
Quai Richebourg.
Oh ! ce quai Richebourg, si long, si vide, si triste !
Ce n’est plus l’odeur de la ville, c’est l’odeur du canal. Il étale ses eaux grasses sous les fenêtres et porte comme sur de l’huile les bateaux de mariniers, d’où sort, par un tuyau, la fumée de la soupe qui cuit. La batelière montre de temps en temps sa coiffe et grimpe sur le pont pour jeter ses épluchures par-dessus bord. C’est plein d’épluchures, ce canal sans courant ! C’est le sommeil de l’eau. C’est le sommeil de tout. Pas de bruit. Trois ou quatre taches humaines sur le ruban jaunâtre du quai.
En face, au loin, des chantiers dépeuplés, où quelques hommes rôdent avec un outil à la main, donnant de temps en temps un coup de marteau qu’on entend à une demi-lieue dans l’air, lugubre comme un coup de cloche d’église.
À gauche, la prairie de Mauves brûlée par le givre.
À droite, la longueur de la rivière, qui est trop étroite encore à cet endroit pour recevoir les grands navires. On y voit les cheminées des vapeurs de transport, rangées comme des tuyaux de poêle contre un mur ; et les mâts avec les voiles ressemblent à des perches où l’on a accroché des chemises – espèce de hangar abandonné, longue cour de blanchisseur, corridor de vieille usine, ce morceau de la Loire !
Le ciel, là-dessus, est pâle et pur : pureté et pâleur qui m’irritent comme un sourire de niais, comme une moquerie que je ne puis corriger ni atteindre… C’est affreux, ce clair du ciel ! tandis que mon cœur saigne noir dans ma poitrine…
Oh ! ce silence ! – troublé seulement par le bruit d’une conversation entre les mariniers ! ou le ho, ho ! lent de ceux qui tirent sur la corde, dans le chemin de halage, pour remonter un bateau…
Pourquoi le train qui me ramenait n’a-t-il pas sauté !
Jules Vallès ( 1832 – 1885 ) Ed Charpentier 1881

Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive
Montboissier 1817
Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil : il s'enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.
Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui. Mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable.
Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent ; je n'ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire, et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Mettons à profit le peu d'instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore : le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloigne et qui va bientôt disparaître.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe 1848

Mémoires d'une jeune fille rangée
Mes amies, et Zaza elle-même, jouaient avec aisance leur rôle mondain ; elles paraissaient au "jour" de leur mère, servaient le thé, souriaient, disaient aimablement des riens; moi je souriais
mal, je ne savais pas faire du charme, de l'esprit ni même des concessions. Mes parents me citaient en exemple des jeunes filles "remarquablement intelligentes" et qui cependant brillaient dans
les salons. Je m'en irritais car je savais que leur cas n'avait rien de commun avec le mien: elles travaillaient en amateurs tandis que j'avais passé professionnelle. Je préparais cette année les
certificats de littérature, de latin, de mathématiques générales, et j'apprenais le grec; j'avais établi moi-même ce programme, la difficulté m'amusait; mais précisément, pour m'imposer de gaieté
de cœur un pareil effort, il fallait que l'étude ne représentât pas un à-côté de ma vie mais ma vie même : les choses dont on parlait autour de moi ne m'intéressaient pas. Je n'avais pas d'idées
subversives ; en fait, je n'avais guère d'idées, sur rien; mais toute la journée je m'entraînais à réfléchir, à comprendre, à critiquer, je m'interrogeais, je cherchais avec précision la vérité:
ce scrupule me rendait inapte aux conversations mondaines.
Somme toute, en dehors des moments où j'étais reçue à mes examens, je ne faisais pas honneur à mon père ; aussi attachait-il une extrême importance à mes diplômes et
m'encourageait-il à les accumuler. Son insistance me persuada qu'il était fier d'avoir pour fille une femme de tête ; au contraire : seules des réussites extraordinaires pouvaient conjurer la
gêne qu'il en éprouvait.
Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, Editions Gallimard, 1958
La princesse de Luxembourg
Or, en sortant du concert, comme en reprenant le chemin qui va vers l'hôtel, nous nous étions arrêtés un instant sur la digue, ma grand-mère et moi, pour échanger quelques mots avec Mme de Villeparisis qui nous annonçait qu'elle avait commandé pour nous à l'hôtel des « Croque Monsieur » et des œufs à la crème, je vis de loin venir dans notre direction la princesse de Luxembourg, à demi appuyée sur une ombrelle de façon à imprimer à son grand et merveilleux corps cette légère inclinaison, à lui faire dessiner cette arabesque si chère aux femmes qui avaient été belles sous l'Empire et qui savaient, les épaules tombantes, le dos remonté, la hanche creuse, la jambe tendue, faire flotter mollement leur corps comme un foulard, autour de l'armature d'une invisible tige inflexible et oblique qui l'aurait traversé. Elle sortait tous les matins faire son tour de plage presque à l'heure où tout le monde après le bain remontait pour déjeuner et comme le sien était seulement à une heure et demie, elle ne rentrait à sa villa que longtemps après que les baigneurs avaient abandonné la digue déserte et brûlante. Mme de Villeparisis présenta ma grand-mère, voulut me présenter, mais dut me demander mon nom, car elle ne se le rappelait pas. Elle ne l'avait peut-être jamais su, ou en tout cas avait oublié depuis bien des années à qui ma grand-mère avait marié sa fille. Ce nom parut faire une vive impression sur Mme de Villeparisis. Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards, sur ma grand-mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu'on ajoute au sourire quand celui-ci s'adresse à un bébé avec sa nounou. Même dans son désir de ne pas avoir l'air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s'imprégnèrent d'une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin d'Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d'animaux et de Bois-de-Boulogne prit plus de consistance pour moi. C'était l'heure où la digue est parcourue par des marchands ambulants et criards qui vendent des gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier qui passa ; il n'avait plus qu'un pain de seigle, du genre de ceux qu'on jette aux canards. La princesse le prit et me dit : « C'est pour votre grand-mère. » Pourtant, ce fut à moi qu'elle le tendit, en me disant avec un fin sourire : « Vous le lui donnerez vous-même », pensant qu'ainsi mon plaisir serait plus complet s'il n'y avait pas d'intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands s'approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu'ils avaient, de paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d'orge. Elle me dit : « Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre grand-mère » et elle fit payer les marchands par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l'émerveillement de la plage. Puis elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit la main avec l'intention de nous traiter de la même manière que son amie, en intimes et de se mettre à notre portée. Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu moins bas dans l'échelle des êtres, car son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma grand-mère au moyen de ce tendre et maternel sourire qu'on adresse à un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande personne. Par un merveilleux progrès de l'évolution, ma grand-mère n'était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un « baby ».
Marcel Proust. Noms de Pays : le Pays. A la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4

Le Diable au corps
Quand le train entra en gare, Marthe était debout sur le marchepied du wagon.
« Attends bien que le train s'arrête », lui cria sa mère...
Cette imprudente me charma.
Sa robe, son chapeau, très simples, prouvaient son peu d'estime pour l'opinion des inconnus. Elle donnait la main à un petit garçon qui paraissait avoir onze ans. C'était son frère, enfant pâle, aux cheveux d'albinos, et dont tous les gestes trahissaient la maladie.
Sur la route, Marthe et moi marchions en tête. Mon père marchait derrière, entre les Grangier.
Mes frères, eux, bâillaient avec ce nouveau petit camarade chétif, à qui l'on défendait de courir.
Comme je complimentais Marthe sur ses aquarelles, elle me répondit modestement que c'étaient des études. Elle n'y attachait aucune importance. Elle me montrerait mieux, des fleurs « stylisées ». Je jugeai bon, pour la première fois, de ne pas lui dire que je trouvais ces sortes de fleurs ridicules.
Sous son chapeau, elle ne pouvait bien me voir. Moi, je l'observais.
- Vous ressemblez peu à madame votre mère, lui dis-je. C'était un madrigal.
- On me le dit quelquefois ; mais, quand vous viendrez à la maison, je vous montrerai des photographies de maman lorsqu'elle était jeune, je lui ressemble beaucoup.
Je fus attristé de cette réponse, et je priai Dieu de ne point voir Marthe quand elle aurait l'âge de sa mère.
Voulant dissiper le malaise de cette réponse pénible, et ne comprenant pas que, pénible, elle ne pouvait l'être que pour moi, puisque heureusement Marthe ne voyait point sa mère avec mes yeux, je lui dis :
- Vous avez tort de vous coiffer de la sorte, les cheveux lisses vous iraient mieux.
Je restai terrifié, n'ayant jamais dit pareille chose à une femme. Je pensais à la façon dont j'étais coiffé, moi.
- Vous pourrez le demander à maman (comme si elle avait besoin de se justifier !) ; d'habitude, je ne me coiffe pas si mal, mais j'étais déjà en retard et je craignais de manquer le second train. D'ailleurs, je n'avais pas l'intention d'ôter mon chapeau.
« Quelle fille était-ce donc, pensais-je, pour admettre qu'un gamin la querelle à propos de ses mèches ? » J'essayais de deviner ses goûts en littérature ; je fus heureux qu'elle connût Baudelaire et Verlaine, charmé de la façon dont elle aimait Baudelaire, qui n'était pourtant pas la mienne. J'y discernais une révolte. Ses parents avaient fini par admettre ses goûts. Marthe leur en voulait que ce fût par tendresse. Son fiancé, dans ses lettres, lui parlait de ce qu'il lisait, et s'il lui conseillait certains livres, il lui en défendait d'autres. Il lui avait défendu Les Fleurs du mal. Désagréablement surpris d'apprendre qu'elle était fiancée, je me réjouis de savoir qu'elle désobéissait à un soldat assez nigaud pour craindre Baudelaire. Je fus heureux de sentir qu'il devait souvent choquer Marthe.
Le Diable au corps (extrait) 1923 - Raymond Radiguet (1903-1923)

Novlangue
Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050. (…) – C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? (…)
En résumé, la notion complète du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en réalité un seul mot. Voyez-vous, Winston, l’originalité de cela ? Naturellement, ajouta-t-il après coup, l’idée vient de Big Brother.
Au nom de Big Brother, une sorte d’ardeur froide flotta sur le visage de Winston. Syme, néanmoins, perçut immédiatement un certain manque d’enthousiasme. (…)
– Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ?
Winston l’ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l’espérait, car il n’osait se risquer à parler.
Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua :
– Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. (…)
Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?
– Sauf..., commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit.
Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il n’était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu’il allait dire.
– Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en versions novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté c’est l’esclavage » alors que le concept même de la liberté aura été aboli ? Le climat total de la pensée sera autre. En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui n’a pas besoin de pensée, l’orthodoxie, c’est l’inconscience.
« 1984 » George Orwell. Publié en 1949 Ed. Gallimard

Le Rhin, Lettre vingtième
Vous savez mon goût. Toutes les fois que je peux continuer un peu ma route à pied, c’est-à-dire convertir le voyage en promenade, je n’y manque pas.
Rien n’est charmant à mon sens comme cette façon de voyager. A pied ! On s’appartient, on est libre, on est joyeux : on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où
l’on déjeune, à l’arbre où l’on s’abrite, à l’église où l’on se réveille. On part, on s’arrête, on repart, rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la
rêverie : la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. A chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des
essaims bourdonner dans son cerveau. Bien des fois, assis à l’ombre au bout d’une grande route, à côté d’une petite source vive d’où sortaient avec l’eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un
orme plein d’oiseaux, près d’un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes, j’ai regardé avec compassion passer devant moi, comme un tourbillon où roule la
foudre, la chaise de poste, cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis ; cet éclair qui emporte des tortues. Oh ! Comme ces
pauvres gens, qui sont souvent des gens d’esprit et de cœur, après tout, se jetteraient vite à bas de leur prison, où l’harmonie du paysage se résout en bruit, le soleil en chaleur et la route en
poussière, s’ils savaient toutes les fleurs que trouve dans la broussaille, toutes les perles que ramasse dans les cailloux, toutes les houris que découvre parmi les paysannes l’imagination
ailée, opulente et joyeuse d’un homme à pied ! Musa pedestris.
Et puis tout vient à l’homme qui marche. Il ne lui surgit pas seulement des idées, il lui échoit des aventures ; et, pour ma part, j’aime fort les aventures qui m’arrivent. S’il est important
pour autrui d’inventer des aventures, il est amusant pour soi-même d’en avoir.
Victor Hugo, Le Rhin, Lettre vingtième, 1842

Madame de Rênal fait la connaissance de Julien Sorel.
Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, madame de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de madame de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Madame de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille :
— Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de madame de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Madame de Rênal avait répété sa question.
— Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.
Madame de Rênal resta interdite ; ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Madame de Rênal regardait les grosses larmes, qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille ; elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !
— Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?
Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un instant.
— Oui, madame, dit-il timidement. Mme de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à Julien :
— Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?
— Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?
— N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?
S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l’air rébarbatif. Pour l’âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.
— Entrons, monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassé.
Le Rouge et le Noir - Stendhal - 1830

Café pour vingt personnes
Un matin, monsieur Saito me signala que le vice-président recevait dans son bureau une importante délégation d'une firme amie :
– Café pour vingt personnes.
J'entrai chez monsieur Omochi avec mon grand plateau et je fus plus que parfaite : je servis chaque tasse avec une humilité appuyée, psalmodiant les plus raffinées des formules d'usage, baissant les yeux et m'inclinant.
Plusieurs heures après, la délégation s'en alla. La voix tonitruante de l'énorme monsieur Omochi cria :
– Saito-san !
Je vis monsieur Saito se lever d'un bond, devenir livide et courir dans l'antre du vice-président.
Les hurlements de l'obèse résonnèrent derrière le mur. On ne comprenait pas ce qu'il disait, mais cela n'avait pas l'air gentil.
Monsieur Saito revint, le visage décomposé. Je ressentis pour lui une sotte bouffée de tendresse en pensant qu'il pesait le tiers de son agresseur. Ce fut alors qu'il m'appela, sur un ton furieux.
Je le suivis jusqu'à un bureau vide. Il me parla avec une colère qui le rendait bègue :
– Vous avez profondément indisposé la délégation de la firme amie ! Vous avez servi le café avec des formules qui suggéraient que vous parliez le japonais à la perfection !
– Mais je ne le parle pas si mal, Saito-san.
– Taisez-vous ! De quel droit vous défendez-vous ? Monsieur Omochi est très fâché contre vous.
Vous avez créé une ambiance exécrable dans la réunion de ce matin : comment nos partenaires auraient-ils pu se sentir en confiance, avec une Blanche qui comprenait leur langue ? A partir de maintenant, vous ne parlez plus japonais.
Je le regardais avec des yeux ronds.
Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements, Albin Michel, 1999
Bel-Ami (incipit)
Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant. Comme il portait beau par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups d'épervier. Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d'un chapeau toujours poussiéreux et vêtue d'une robe toujours de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette gargote à prix fixe.
Lorsqu'il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu'il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
Il marchait ainsi qu'au temps où il portait l'uniforme des hussards, la poitrine bombée, les jambes un peu entrouvertes comme s'il venait de descendre de cheval ; et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l'oreille son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait l'air de toujours défier quelqu'un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil.
Quoique habillé d'un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse, un peu commune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d'un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d'une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.
Guy de Maupassant - 1885
Bac et études littéraires : mon manuel "Analyse approfondie du poème"
Travail de fond sur l'écriture poétique, de l'élaboration à l'interprétation
